Le mur n’était pas bien haut mais leur passage habituel était plus facile, il se trouvait un peu plus loin par un trou dans le vieux grillage. Paulo était entré avec ses deux meilleurs potes, Chris et Ahmed, qui ne le quittaient jamais. L’endroit était lugubre mais c’est là qu’ils préféraient se retrouver plutôt que sur les bords de la Seine toute proche, certainement plus bucoliques mais un peu trop fréquentés à leur goût.
Ce hangar désaffecté avait vu travailler plusieurs générations d’ouvriers à la fabrication d’alternateurs pour l’automobile. L’usine avait fermé il y a plusieurs années, comme beaucoup d’autres dans cette banlieue proche de Paris. Le père d’Ahmed avait été électricien pendant quelques mois dans cet atelier, juste avant la fermeture, depuis, il était chômeur et n’avait pas retrouvé de vrai boulot depuis plus de cinq ans.
Malgré un mouvement de grève de l’ensemble des salariés, les plus grosses machines avaient été déménagées rapidement, l’espace d’un seul week-end, pour être transférées à destination de la Roumanie. Les hommes en bleus de travail tachés de graisse, les chefs en blouses blanches et quelques employées de bureau pour une fois réunis dans un même combat pour tenter de sauver leurs emplois se trouvèrent brutalement confrontés à un grève sans limite. Enfin plutôt une sorte de baroud d’honneur car ils n’avaient pas imaginé que la Direction effectuerait un déménagement aussi rapide et aucun piquet de grève n’avait été organisé. Par la suite, ils ont été tous solidaires mais le blocage de l’usine avait perdu tout son sens. La lutte s’était tout de même poursuivie par la négociation d’une prime de licenciement qui ne couvrirait pas le préjudice subi par les familles ni ne compenserait les efforts déployés depuis tant d’années par une large majorité des travailleurs.
Aujourd’hui, les trois copains, en venant en cette sorte de cathédrale ouvrière pour s’amuser, n’avaient pas conscience de tout ce vécu humain qui laissait encore des traces bien visibles. A peine la décision de fermeture définitive avait-elle été prise que les locaux avaient été pillés de tout ce qui pouvait avoir une utilité. Plusieurs bandes du quartier s’étaient chargé de détruire ce qui subsistait. Les verrières n’avaient plus aucune vitre intacte et le feu avait ravagé l’intégralité du bois et quelques bidons de vieilles huiles.
Lorsque Paulo et ses copains se retrouvaient dans ces parages, l’endroit servait déjà de décharge sauvage pour des gravats, des carcasses de mobylettes et même une camionnette abandonnée là sans ses plaques d’immatriculation ni ses numéros de châssis. Le moteur et les roues avaient été rapidement dispersés en pièces détachées.
Dans cette immensité inhospitalière, ce petit camion bleu servait de refuge douillet aménagé avec quelques vieilles couvertures. Paulo et sa bande en avaient fait leur quartier général.
Ceux qui étaient encore scolarisés venait sécher les cours durant des après-midi entières, les autres n’avaient pas de travail et se retrouvaient ici à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.
L’endroit avait accueilli les premières expériences amoureuses sans pour autant devenir un lieu de débauche. On y fumait un peu d’herbe, on y buvait beaucoup de bières mais ce lieu était tacitement préservé de tous les trafics.
En plein milieu de la désolation, ce petit coin paraissait plus chaleureux que la rue, le square ou un hall d’immeuble. Bien sûr, c’est au prix de bagarres mémorables avec quelques intrus jugés indésirables que ce repère avait gardé son ambiance bon enfant. Les grands frères, occupés à des choses plus sérieuses, ne leur avaient pas disputé ce territoire bien à eux.
Autour de Paulo comme chef de gang, on trouvait un noyau d’habitués de six ou sept jeunes gars ; au gré des amours de jeunesse, quelques filles aussi participaient régulièrement. D’autres étaient moins assidus, soit plus jeunes et encore quelques peu contrôlés par les parents, soit résidant dans un quartier éloigné.
Par exemple, Gilbert ne venait que rarement mais il était toujours le bienvenu. Il savait raconter les histoires et exposait toujours de façon plaisante le déroulement de son stage en menuiserie ou les réprimandes de sa mère pour ranger sa chambre. Il n’avait jamais fait de grosses conneries ce Gilbert et il ne buvait pas beaucoup mais il était respecté de tous.
Les trois copains étaient arrivés vers la fin de matinée ; en sortant de la cité ils avaient acheté deux baguettes molles sous cellophane et un camembert en promotion. Paulo avait chipé, sans se faire voir de sa mère, une petite boite de pâté dans le placard de la cuisine. Il savait qu’Ahmed refuserait d’y toucher, alors qu’il buvait de la bière sans rechigner; mais il partagerait avec Chris pour compléter le casse-croûte de midi.
En rejoignant le fourgon placé en plein milieu de l’atelier en ruine, ils criaient à tue tête en profitant de la résonnance du grand bâtiment vide. Puis, ils s’installèrent, à leurs places habituelles sur les vieilles couvertures, Paulo s’asseyant quant à lui plus confortablement sur un vieux siège de Mégane qu’il avait trainé jusqu’ici. Un vieux poste de radio auquel il manquait presque tous les boutons de commande, crachait une musique de rap aux paroles incompréhensibles. Au moins ici, personne pour se plaindre du bruit.
Le temps s’écoulait selon un rythme immuable marqué par l’ouverture de nouvelles canettes de bière tiède.
Dans l’après-midi, la petite Stéphanie était venue retrouver Chris sur la friche. Il avait oublié leur rendez-vous en ville. Elle avait semblée contrariée par cette négligence, Chris l’avait entrainée un peu à l’écart pour s’expliquer avec elle, mais elle était repartie seule et lui avait retrouvé sa place auprès de ses copains comme si de rien n’était. Plus tard d’autres étaient venus les rejoindre pour finir la soirée, toujours avec la même musique mais la bière venait à manquer
Comme pratiquement chaque soir, Paulo et Ahmed firent « la fermeture ». Parfois un membre du groupe passait la nuit avec une copine qui surmontait son appréhension à l’idée de dormir dans cet endroit lugubre. Ils avaient déjà passé tous ensemble quelques nuits blanches mais la présence des rats et le bruit du vent dans la structure rendaient le lieu particulièrement sinistre.
Même tard dans la nuit, tous avaient fini par trouver un endroit bien chaud pour dormir.
Aucun des membres du groupe ne fut présent pour voir pénétrer les engins de chantier sur leur petit territoire. Il ne fallut pas beaucoup de temps à une équipe de professionnels pour détruire toute la structure et charger plusieurs camions qui effectuaient des rotations pour dégager les gravats et les poutrelles métalliques.
Déjà à neuf heures moins le quart, Lucien qui passait par là sur sa mobylette, n’en crut pas ses yeux. Comment, en si peu de temps, le terrain avait-il pu être ravagé à ce point ?
Impossible de prévenir les copains, il devait se rendre à l’atelier de mécanique où il avait embauché au début du mois, il était déjà en retard et de toutes façons, personne ne pouvait s’opposer à la destruction de leur univers.
Deux heures plus tard, toute la ferraille avait été chargée, les gravats de béton réunis dans un angle du terrain où on avait mis le feu à la camionnette avec tout ce qui brûlait facilement.
Paulo, Ahmed et Chris restaient médusés, juchés sur un talus surplombant le chantier. Ils ne reconnaissaient plus rien de leur repère. Furieux d’avoir été dépossédés de leurs biens : un pack de bière presque plein, quelques barres de chit, deux nains de jardin « libérés » d’un jardin voisin, leur vieille radio, plusieurs revues pornos et un ballon de foot gagné dans une tombola de la fête foraine…
Ce qui rendait le plus malheureux les trois gars, c’était d’être privés de ce lieu rien qu’à eux où ils s’étaient sentis exister tous ensemble. Pour l’instant, l’idée de devoir se retrouver dans un hall d’entrée ou d’investir une cave de la cité les mettait en colère.
Dans les jours qui suivirent, tous les soirs, les discussions allèrent bon train, les uns imaginant déjà des représailles, les autres trop démoralisés pour y penser sérieusement. Tous se sentaient en deuil au sein d’une grande famille.
Lola arriva un soir avec une photo de la camionnette bleue. Les gars s’en voulurent de ne pas y avoir pensé avant le drame. Ce souvenir était tout ce qu’il leur restait, chacun en voulait une copie pour rappeler le bon vieux temps.
Un sacré coup de semonce dans leurs vies d’adolescents attardés, mais le sort apporta quelques compensations : Ahmed trouva un emploi dans la cuisine d’une grande brasserie parisienne. Le travail était dur mais lui plaisait beaucoup et il n’avait plus beaucoup de temps libre pour retrouver les anciens copains.
Chris n’oublia plus les rendez-vous avec sa copine. C’est elle qui l’incita à prendre un poste de manutentionnaire dans le supermarché où elle était caissière. Elle réussit même à lui faire réduire sa consommation de bière.
Paulo passa de plus en plus de temps avec Lola ; pour elle, il reprit des cours du soir au foyer des jeunes travailleurs. Pôle emploi l’inscrivit également à un stage pour devenir moniteur d’auto- école. Au-dessus de son lit, trône encore la photo encadrée de cette camionnette qui ne les mena nulle part mais les conduisit, par des chemins détournés, vers l’âge adulte.